Prémices

Avant 1424

S’il s’avère juste de dire que l’éclosion picturale des Danses macabres a eu lieu à Paris en 1424 au charnier des Saints Innocents, il faut toutefois signaler qu’elle était en gestation sous forme littéraire. L’étude rapide de quelques textes ou auteurs permet de placer les jalons de cette figuration de la mort.

Boèce
Anicius Boetius naquit en 480 et fit de très bonnes études. Nommé consul en 510 il mourut martyrisé en prison à Pavie en 524.
C’est en prison qu’il écrivit son De consolatione philosophiae ; œuvre de philosophie, de morale, de métaphysique, Boèce met en écrit la totalité de son savoir, poussé par la certitude de sa fin prochaine. Ce traité a connu un immense succès jusqu’au XVIe siècle, il y eut une multitude de copies. Les personnages de Fortune, Philosophie et Sagesse sont repris, non seulement dans les textes mais aussi dans l’iconographie.
En dépit des controverses l’accent est chrétien : « Dieu est le souverain bien, l’Homme aspire au bien, et c’est au prix d’une juste humilité que nous méritons l’inestimable faveur de la grâce divine ».
Dans cette œuvre, la mort est l’épiphénomène qui mène à la vie éternelle, ou plutôt peut-être au salut cosmique.

Thibault de Marly
Thibault de Montmorency, seigneur de Marly, vécut de 1135 à 1190 environ. Homme dévot et pieux il entra chez les cisterciens vers 1183. C’est dans le calme d’une abbaye que Thibault écrivit ses Vers de la mort ; leur analyse montre qu’il avait été un homme du monde, mais qu’il était dégoûté de la vie contemporaine.
C’est un long poème de huit cent cinquante vers. Il raconte la Genèse et l’origine de la mort et poursuit par la brutalité et la méchanceté de celle-ci en soulignant les modalités de sa survenue quel que soit l’âge. Plus loin il rappelle à l’ordre les grands de ce monde, les dirigeants dont le devoir serait de montrer l’exemple de la bonté et de la charité. Cette mort conduit au Paradis ou à l’Enfer. Il encourage le vivant à prendre soin de son âme, à rejeter les maux que propose le siècle, car dans la brutalité de la survenue de la mort règne une égalité de dons, de jugements, de peine et de bonheur.
Si ces vers annoncent la Danse macabre sur deux points : brutalité de la mort et égalité de tous, elle annonce également le Mors de la Pomme sur lequel nous reviendrons. Thibault de Marly évoque aussi le Dit des trois Morts et des trois Vifs en racontant que Simon de Crépy déterrant le cadavre de son père, le trouva dans un état si horrible qu’il fut frappé d’épouvante. Il se convertit et abandonna tous ses biens. C’est ce que retrouvons dans cet ancien dit où trois jeunes seigneurs rencontrent trois cadavres hideux qui avaient eux aussi été des grands de ce monde.

Hélinant moine de Froidmont
Hélinant naît dans l’Oise en 1160 dans la bonne noblesse, fait de sérieuses études, devient le trouvère très apprécié de Philippe Auguste et mène une vie frivole et légère.
Comme Thibault de Marly il réalise une véritable conversion et rentre chez les cisterciens au monastère de Froidmont où il devient moine en 1192.
C’est entre 1194 et 1197 qu’il écrit les Vers de la Mort auxquels il a donné une forme strophique, ce qui serait nouveau. Ces cinquante strophes sont constituées de douze vers octosyllabiques (huit pieds).
Cette œuvre comporte quatre idées générales qui se recoupent :
– C’est une attaque contre la mort : Hélinant fustige son inexorabilité et sa brutalité vis-à-vis de l’homme,
– C’est une discrète satire sociale contre les riches et les puissants, dénuée d’amertume,
– C’est une leçon de morale vis-à-vis de la mort : la présence et la constance de celle-ci doivent incliner l’homme à sa préparation permanente,
 – C’est donc une leçon de morale pour la vie terrestre. Ce doit être un certain mépris de ce qui est vain, car on n’emporte rien avec la mort.

En ces années terminant le XIIe siècle Hélinant nous donne lui aussi une ébauche de la Danse macabre.

De plus en lisant la strophe XXIV on peut être saisi par ces deux vers :
C’est en ces cointes damoisiaux
Qui vont as chiens et as oisiaux…

Voici la caractéristique du Dit des trois Morts et des trois Vifs (voir article) mais qui ne semble pas connu alors.
Hélinant est bien l’aïeul de la conception des Danses macabres.

Innocent III
Lothaire de Segni, issu de la haute noblesse romaine, est né en 1160. C’est un moine sérieux et austère qui est élu au pontificat à trente-huit ans. Pendant son long pontificat – dix huit ans – il dirige la chrétienté avec fermeté et sincérité.
C’est à trente-quatre ans, avant d’accéder au pontificat qu’il écrit l’œuvre connue sous le nom de De contemptu mundi, dont le titre est en réalité De miseria. C’est un tissu d’horreur qui abaisse l’homme au-dessous de la condition des animaux et des plantes. Il traite avec une violence étonnante la décomposition de la chair – après la mort, en terre, mais aussi pendant la vie. Il parle de la brièveté de la vie, de la putréfaction, de l’imbécillité et de la laideur de la sénilité. Au total, la naissance, la vie et la mort ne sont rien que saleté, pourriture et charogne. Vraiment il est difficile de saisir l’idée de Dieu dans cette œuvre, et l’on est surpris de trouver chez un ecclésiastique des propos aussi véhéments, d’un réalisme aussi répugnant.
Il n’est point douteux que l’autorité de ce moine, de ce pape ait eu une influence considérable sur la pensée de la population.
Si nous sommes encore loin du ravage des quatre cavaliers de l’Apocalypse, Innocent III a apporté sa pierre à l’édifice des Danses macabres.

Gautier de Coincy
C’est un poète bien pieux et bien moral qui meurt sans doute en 1236. On est frappé dans l’ensemble de ses vers  pour son amour et sa dévotion pour la Sainte Vierge. Dans son œuvre, nous nous arrêterons quelques instants au De la misère d’homme et de femme et de la doutance qu’on doit avoir de mourir. Ce religieux poème est en fait une oraison à Notre-Dame et Gautier de Coincy nous conseille d’honorer et d’aimer la Vierge Marie plus que le siècle où nous vivons, ainsi que de la prier pour qu’elle nous assiste.

« Laissons ce siècle qui amaigrit le corps et l’âme ; Mort a un glaive qui tue tous. Mort engage des tournois où il n’y a pas de rançon mais tous sont pris ».
Et notre auteur continue au vers 220 :
« Mort engloutit, l’empereur et le pape…
Que vaut hautesse, que vaut honneur, que vaut richesse…
Bon mangier et bon boires…
Que puants vers le mangeront
Cervelle et oil le suceront ».

L’œuvre comprend huit cent neuf vers. C’est donc dans l’ensemble un éloge à Notre-Dame, mais le premier quart s’inscrit dans la thématique macabre du XIIIe siècle et plus précisément du contemptus mundi.

Jean le Fèvre
Jean le Fèvre est né vers 1225 en Picardie. Il était procureur au parlement et mourut vers 1387. Son œuvre comprend vingt-six mille vers et il était déjà connu et apprécié de son vivant. Il écrit en 1376 le Respit de la mort après avoir échappé à une grave maladie et l’on lit à partir du vers 1375 :

« Toutes gens, toutes nations
Par toutes obligations
Y sont liés dès leur naissance
Je fitz de macabre la danse
Qui toutes gens mène à la tresse (danse)
Et à la fosse les adresse… »
Ce qui signifie peut-être que Jean le Fèvre a écrit les vers de la Danse macabre et plus sûrement que le terme Danse macabre était connu à cette date de 1376 puisqu’il ne s’explique pas davantage sur l’expression.

Evolutions

L’évolution artistique accompagne, bien sûr, l’évolution psychologique et l’évolution sociale, morale et mentale. C’est la présence des morts innombrables qui va guider plus ou moins directement, non pas seulement les artistes, mais surtout les commanditaires. En effet les artistes – tous les enlumineurs, sculpteurs et peintres anonymes des églises et des cimetières – vont agir très directement en fonction de leurs commandes. On a sur ce sujet un document du plus haut intérêt : le contrat passé entre Lienhart Heischer, peintre strasbourgeois et le prieur Johannes Wolfart, daté de 1474. Il lui est prescrit, par exemple, de réaliser les coiffures ecclésiastiques et les couronnes en feuille d’or et il est précisé qu’il recevrait la somme de 90 à 110 Guldens en fonction du degré de satisfaction de l’assemblée des prédicateurs. Il est également indiqué une date limite.
Cette évolution artistique se fait assez brutalement par la représentation du cadavre, en os – donc un squelette – plus ou moins chargé de chair et l’on a alors les morts des Danses macabres ou bien le transi.
C’est évidemment la vision terrible des morts mis en tas qui permet d’avoir… un modèle. Qu’il s’agisse des hécatombes des batailles rangées (Poitiers, Azincourt…) ou des sièges des villes ou bien des épidémies au cours desquelles mouraient des dizaines ou des centaines de personnes par jour, on n’avait plus le temps et les bras pour creuser les fosses et enterrer les morts qui étaient laissés là, à l’abandon, en tas…
Le mort décomposé, le squelette, va donc servir de modèle. Et comme le clergé – surtout les prêcheurs, dominicains et franciscains – ne cesse de parler de brièveté de la vie, du peu d’importance de la vie terrestre par rapport à la vie éternelle, du rôle préventif de la pénitence pour gagner le Paradis, les commanditaires suivent le mouvement et s’inspirent très directement des paroles « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et retourneras en poussière ».
Un monument, ou plutôt deux, sont particulièrement évocateurs de cet état d’esprit : les tombeaux d’Amiens de d’Avignon du cardinal de la Grange.
Le cardinal Jean de la Grange – un très grand personnage – avait été évêque d’Amiens et s’était commandé un tombeau pour cette cathédrale – un tombeau avec un gisant. Puis le cardinal s’installa en Avignon où il mourut. Mais bien avant sa mort il avait commandé un tombeau magnifique, en marbre et en albâtre où il est représenté doublement : en gisant et en transi. Ce superbe monument a été grandement détruit par les révolutionnaires et il en reste des fragments – dont le transi presque entier – exposés au musée du Petit Palais d’Avignon. Comme ce tombeau avait été copié, on peut s’en faire une idée actuellement.
C’est ainsi qu’on voit apparaître, à partir de 1380, un grand nombre de monuments funéraires portant des gravures ou des sculptures représentant un squelette ou une partie de celui-ci.
Plus tard, cette iconographie se retrouvera soit dans l’art baroque qui se délecte à ériger des squelettes plus grandioses les uns que les autres soit dans les Vanités dont la signification n’est pas très différente.