L’idée d’une possibilité pour les vivants d’aider leurs morts afin de les soulager dans les lieux eschatologiques et favoriser leur salut a traversé les textes chrétiens depuis les origines du Christianisme. Il a cependant fallu attendre l’invention d’un lieu spécifique, le Purgatoire au début du XIIIe siècle pour donner quelques fondements à cette pratique[1]. Au VIe siècle, au temps de Saint Grégoire, l’Eglise ne considérait que le Paradis et l’Enfer, lieu définitif pour les âmes à leur mort. Pourtant le père de l’Eglise précisait déjà ; « Les âmes des défunts sont délivrées de quatre manière, ou bien par les offrandes des prêtres, ou par les prières des saints, ou par les aumônes de leurs amis, ou par les jeunes de leurs parents »[2]. La définition d’un lieu spécifique, Le Purgatoire, où les âmes purgent leur peine dans la douleur et peuvent atteindre le Paradis plus ou moins rapidement en fonction des actions des vivants en leur faveur, a apporté un élément matériel fondamental dans la compréhension de cette interaction nécessaire entre les vivants et les morts.
Afin de mettre en musique ce principe, des récits brefs donnant des modèles de comportement ou de morale, les exempla, ont fleuri au XIIIe siècle souvent dans le milieu cistercien. La Légende des morts reconnaissants fait partie de ce corpus. Jacques de Voragine la rapporte dans La Légende dorée à partir de 1265 : « Les prières des vivants sont très agréables aux défunts, comme on peut s’en assurer par ce que rapporte le Chantre de Paris[3]. Un homme récitait toujours le psaume De profundis pour les morts, chaque fois qu’il passait par un cimetière. Un jour que, poursuivi par des ennemis, il s’y était réfugié, aussitôt les morts se levèrent chacun avec les instruments de sa profession à la main et ils le défendirent vigoureusement, forçant ses ennemis effrayés à prendre la fuite ». Le texte plus ou moins développé et avec quelques variantes prend sa source l’Exordium magnum du cistercien Conrad d’Eberbach entre 1190 et 1210, est copié, simplifié dans les Libri miraculum du cistercien Césaire d »Heisterbach et dans plusieurs recueils postérieurs[4].
L’iconographie s’est emparée du sujet beaucoup plus tardivement, à partir de la moitié du XVe siècle (première représentation connue, en 1449 en peinture murale, dans la chapelle Sankt Jakob an der Birs, aujourd’hui détruite). L’homme est souvent un chevalier qui se tient à cheval ; il a pénétré dans l’enceinte du cimetière alors que les morts repoussent ses assaillants aux portes du cimetière.
Fig. 1 Lunebourg (Allemagne, Basse Saxe), Lüneburg Museum, Inv. R.47,vers 1520, attribué à Hans Ditmers ou son école) : volet extérieur d’un retable de la chapelle de Gross-Witfeitzen près de Lüchow-Dannenberg.
Fig. 2 Venise biblioteca Marciana (ms. it. I35, f°144v), entre 1490 et 1520 : enluminure d’un livre d’heures dont le peintre, flamand, a été identifié comme un des 3maîtres aux yeux noirs »
Fig. 3 Chantilly, château (ms. 65, f° 20v) : enluminure des Très riches heures du duc Jean de Berry réalisée par Jean Colombe entre 1485 et 1486 pour Charles Ier de Savoie.
Mais c’est la plupart du temps en prière face à l’ossuaire que l’homme est représenté, montrant ainsi que même dans l’adversité il fait ce qu’il a toujours fait dans un cimetière, offrir ses prières aux morts. Il tourne souvent le dos au miracle, n’en étant pas lui-même témoin.
Fig. 4 Kolobrzeg (Pologne, Poméranie), cathédrale : tableau, épitaphe à Siewert Granzin (1492).
Fig. 5 Barr (Suisse, Zug), chapelle de cimetière Sainte Anna de la paroisse Saint-Martin : peinture murale extérieure (entre 1500 et 1550).
Fig. 6 Neustift / Novacella (Itale, Sud Tyrol), bibliothèque du monastère (codex 654, f° 33v) : enluminure du livre d’heures réalisé pour Caspar Neuhauser.
Le sujet est connu par un peu plus d’une trentaine de représentations (peintures murales, enluminures, sculptures…) qui ont été retrouvées et identifiées : 11 d’entre elles dans la 2e moitié du XVe siècle (avec la plus grande concentration en Suède). On en dénombre 13 pour le XVIe siècle : en Suisse on les trouve dans les villes restées catholiques (Muttenz, Zug, Baar, Wil, Muri) car le sujet est un marqueur politique dans l’opposition avec les réformés : faire revenir des spectres qui sont reconnaissants des prières qu’on leur prodigue rend implicite l’idée du Purgatoire qui est refusée par les protestants. Le sujet s’éteint ensuite : 4 représentations pour le XVIIe siècle, 4 pour le XVIIIe et une au XIXe siècle. C’est dans la très catholique Bavière que l’on trouve les dernières peintures.
Fig. 7 Westerndorf am Wasen (Allemagne, Bavière), chapelle du cimetière de l’église paroissiale : peinture sur bois (1691).
Il faut s’intéresser aux modèles iconographiques qui ont été utilisés. Les cisterciens n’illustraient pas leurs textes et n’avaient aucun souci de mise en image mais, à partir du moment où on a voulu frapper les esprits avec des images, il s’est posé la question du mode de représentation du mort ou en réalité les âmes des morts [5].
La plupart du temps, ils sont représentés comme des squelettes (la dernière image qu’on peut avoir du corps humain).
Fig. 8 Mâcon, Bibliothèque municipale (ms. 3, f° 25v) : miniature d’un manuscrit de la Légende dorée de Jacques de Voragine, enluminé par le peintre flamand Guillaume Wyelant pour Jean d’Auxy (1449-1474).
Mais il n’en est pas toujours ainsi et on peut définir trois autres manières de figurer :
- La forme ectoplasmique en Suède à Rö
Fig. 9 Rö (Suède, Uppland), église paroissiale : peinture murale (1480).
- La forme pénitente (les âmes sont en pénitence) en Espagne à Onda et à Quart de Poblet
Fig. 10 Onda (Espagne, Valencia), église paroissiale Notre-Dame de l’Assomption. Détail de la prédelle du retable de Vincent Macip (1500-1530).
- La forme humaine (l’homme sort d’un Purgatoire localisé dans le cimetière lui-même) à Unterschächen, en Suisse.
Fig. 11 Unterschächen (Suisse, Uri), ossuaire Saint Théodule : peinture murale (1701).
En conclusion, cet exemplum, porté par les milieux cisterciens puis développé en images par l’Église à partir du XVe siècle, a pour butde montrer tout l’intérêt de prier pour les morts. En leur étant utiles pour réduire leur temps au Purgatoire, celui qui prie pour eux s’attire leurs bonnes grâces : métaphoriquement, ils interviennent physiquement pour le sauver quand il est en situation de péril (sans qu’il n’en sache rien) et sans doute plus sûrement dans la perspective du salut éternel, ils seront reconnaissants quand, accédant enfin au Paradis, ils pourront intercéder auprès du divin en faveur de celui qui les aura libérés du Purgatoire et qui sera lui-même, un jour, en situation d’expiation après sa mort. Une sorte d’investissement productif.
[1] Jacques Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.
[2] Rapportéé par Jacques de Voragine, La légende dorée, chapitre sur « La commémoration des âmes », Paris, Garnier-Flammarion, 1967, t. 2, p. 330.
[3] Il s’agit de Pierre Cantor, moine de Cîteaux, mort en 1297.
[4] Sur le sujet, voir Didier Jugan, La légende des morts reconnaissants. A propos du folio 90v des Très riches heures du duc de Berry, Beauvais, sur Academia.edu.
[5] Jean-Claude Schmitt, dans son livre Les revenants est un des premiers à avoir défini des topologies de représentations des âmes à partir du texte Le pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digullevile. Jean-Claude Schmitt, Les revenants, Paris, NRF Gallimard, 1994, p. 234-239.